Derrida Ousia et grammè

Derrida Ousia et grammè, Filozofia, Jacques Derrida
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Ousia et grammè
Note sur une note de Sein und Zeit
Jacques Derrida

 

«Am bedrängendsten zeigt sich uns das Weitreichende des Anwesens dann, wenn wir bedenken, dass auch und gerade das Abwesen durch ein bisweilen ins Unheimliche gesteigertes Anwesen bestimmt bleibt.»

Heidegger, Zeit und Sein.

 

Conduite en vue de la question du sens de l’être, la «destruction» de l’ontologie classique devait d’abord ébranler le «concept vulgaire» du temps. C’était une condition de l’analytique du Dasein: celui-ci est là par l’ouverture à la question du sens de l’être, par la pré-compréhension de l’être; la temporalité constitue «l’être d’un être-là (Dasein) comprenant l’être», elle est le «sens ontologique du souci» comme structure du Dasein. C’est pourquoi elle peut seule donner son horizon à la question de l’être. On comprend ainsi la tâche assignée à . Elle est à la fois préliminaire et urgente. Il faut non seulement délivrer l’explicitation de la temporalité des concepts traditionnels qui commandent le langage courant et l’histoire de l’ontologie, d’Aristote à Bergson, mais aussi rendre compte de la possibilité de cette conceptualité vulgaire, lui reconnaître un «droit propre» (p. 18).

On ne peut donc détruire l’ontologie traditionnelle qu’en répétant et en interrogeant son rapport au problème du temps. En quoi une certaine détermination du temps a-t-elle implicitement gouverné la détermination du sens de l’être dans l’histoire de la philosophie? Heidegger l’annonce dès le sixième paragraphe de Sein und Zeit. Il l’annonce seulement; et à partir de ce qu’il ne considère encore que comme un signe, un point de repère, un «document externe» (p. 25). C’est «la détermination du sens de l’être comme parousia ou comme ousia, ce qui, dans l’ordre ontologico-temporal, veut dire «présence» (Anwesenheit). L’étant est saisi dans son être comme «présence». (Anwesenheit), c’est-à-dire qu’il est compris par référence à un mode déterminé du temps, le «présent» (Gegenwart)».

Le privilège du présent (Gegenwart) aurait déjà marqué le Poème de Parménide. Le legein et le noein devaient saisir un présent sous l’espèce de ce qui demeure et persiste, proche et disponible, exposé devant le regard ou donné sous la main, un présent dans la forme de la Vorhandenheit. Cette présence se présente, elle est appréhendée dans le legein ou dans le noein selon un processus dont «la structure temporale» est de «pure présentation», de pure maintenance (reinen «Gegenwärtigem»). «L’étant qui se montre en elle et pour elle, et qui est compris comme l’étant au sens propre (das eigentliche Seiende), reçoit par suite son explication par référence au présent (Gegen-wart), c’est-à-dire qu’il est saisi comme présence (Anwesenheit) (ousia).» (P. 26. )

Cette chaîne de concepts solidaires (ousia, parousia, Anwesenheit, Gegenwart, gegenwärtigen, Vorhandenheit) est déposée à l’entrée de : à la fois posée et provisoirement abandonnée. Si la catégorie de Vorhandenheit, de l’étant dans la forme de l’objet substantiel et disponible, ne cesse en effet d’être à l’œuvre et d’avoir valeur de thème, les autres concepts restent dissimulés jusqu’à la fin du livre. Il faut attendre les dernières pages de (de sa première partie, la seule publiée) pour que la chaîne soit de nouveau exhibée, cette fois sans ellipse et comme la concaténation même de l’histoire de l’ontologie. C’est qu’il s’agit alors d’analyser expressément la genèse du concept vulgaire du temps, d’Aristote à Hegel. Or si le concept hégélien du temps est soumis à l’analyse, si plusieurs pages lui sont consacrées, Heidegger n’accorde qu’une note aux traits pertinents qui assignent à ce concept une origine grecque et très précisément aristotélicienne. Cette note nous invite à quelques lectures. Ces lectures, nous ne prétendons pas ici les entreprendre, ni même les esquisser; en souligner seulement l’indication, ouvrir les textes signalés par Heidegger et marquer les pages. En commentant cette note, nous voudrions l’étendre un peu, c’est notre seule ambition, selon deux motifs:

1. pour y lire, telle qu’elle s’y annonce sous une forme très déterminée, la question heideggerienne sur la présence comme détermination onto-théologique du sens de l’être. Transgresser la métaphysique, au sens où l’entend Heidegger, n’est-ce pas déployer une question en retour sur cette étrange limite, sur cette étrange epokhè de l’être se cachant dans le mouvement même de sa présentation? dans sa présence et dans la conscience, cette modification de la présence, dans la représentation ou dans la présence à soi? De Parménide à Husserl, le privilège du présent n’a jamais été mis en question. Il n’a pu l’être. Il est l’évidence même et aucune pensée ne semble possible hors de son élément. La non-présence est toujours pensée dans la forme de la présence (il suffirait de dire dans la forme tout court) ou comme modalisation de la présence. Le passé et le futur sont toujours déterminés comme présents passés ou présents futurs;

2. pour indiquer, de très loin et de manière encore très indécise, une direction qui n’est pas ouverte par la méditation de Heidegger: le passage dissimulé qui fait communiquer le problème de la présence et le problème de la trace écrite. Par ce passage à la fois dérobé et nécessaire, les deux problèmes donnent, ouvrent l’un sur l’autre. C’est ce qui apparaît et cependant se soustrait dans les textes d’Aristote et de Hegel. En nous incitant à relire ces textes, Heidegger distrait de son thème certains concepts qui nous paraissent requérir désormais l’insistance. La référence au gramme (grammè) nous reconduit à la fois à un centre et à une marge du texte d’Aristote sur le temps (Physique IV). Etrange référence, étrange situation. Sont-elles déjà comprises, impliquées, dominées par les concepts que Heidegger a repérés comme décisifs dans le texte d’Aristote ? Nous n’en sommes pas sûr et notre lecture procédera en vérité de cette’ incertitude elle-même.

 

LA NOTE 

C’est seulement une note mais de très loin la plus longue de , grosse de développements annoncés, retenus, nécessaires mais différés. Nous verrons qu’elle promet déjà le second tome de Sein und Zeit, mais, dirions-nous, en le réservant, à la fois comme un déploiement à venir et comme un enveloppement définitif.

La Note appartient à l’avant-dernier paragraphe du dernier chapitre («La temporalité et l’intra-temporalité comme origine du concept vulgaire du temps.»). On pense couramment le temps comme ce dans quoi se produit l’étant. L’intra-temporalité serait ce milieu homogène dans lequel se compte et s’organise le mouvement de l’existence quotidienne. Cette homogénéité du médium temporel serait l’effet d’un «nivellement du temps originaire» (Nivellierung der ursprünglichen Zeit). Elle constituerait un temps du monde à la fois plus objectif que l’objet et plus subjectif que le sujet. En affirmant que l’histoire — c’est-à-dire l’esprit qui seul a une histoire — tombe dans le temps (...«fällt die Entwicklung der Geschichte in die Zeit»), Hegel ne pense-t-il pas selon le concept vulgaire du temps? Sur cette proposition «comme résultat» (im Resultat), Heidegger se dit d’accord avec Hegel pour autant qu’elle concerne la temporalité du Dasein et la co-appartenance qui le lie au temps du monde. Mais seulement sur la proposition comme résultat, sur ce résultat dont Hegel nous a appris qu’il n’était rien sans le devenir, hors du lieu que lui assigne un itinéraire ou une méthode. Or Heidegger veut montrer en quoi son projet d’ontologie fondamentale déplace le sens de ce résultat, faisant alors apparaître la proposition hégélienne comme la formulation «la plus radicale» du concept vulgaire du temps. Il ne s’agit pas de «critiquer» Hegel, mais, en restaurant la radicalité d’une formulation à laquelle on n’a pas prêté attention, en la montrant à l’œuvre et au centre de la pensée la plus profonde, la plus critique et la plus recueillante de la métaphysique, d’aiguiser la différence entre l’ontologie fondamentale et l’ontologie classique ou vulgaire. Ce paragraphe comporte deux sous-paragraphes et ses quelques pages s’articulent autour des propositions suivantes:

1. l’interprétation par Hegel des rapports entre temps et esprit opère à partir d’un concept du temps exposé dans la seconde partie de l’Encyclopédie, c’est-à-dire dans une philosophie de la nature. Ce concept appartient à une ontologie de la nature, il a le même milieu et les mêmes traits que le concept aristotélicien, tel qu’il est construit dans la Physique IV au cours d’une réflexion sur la localité et le mouvement;

2. le «nivellement» y tient au privilège exorbitant de la forme du «maintenant» et du «point»; comme le dit Hegel lui-même, «Le maintenant a un droit inouï (ein ungeheures Recht), — il n’est rien que le maintenant singulier mais ce qui se donne de l’importance dans ce privilège exclusif est dissous, a fondu, s’est dispersé au moment même où je le porte à elocution» (Encyclopédie, § 258 Zusatz);

3. tout le système des concepts qui s’organisent autour de l’assertion fondamentale de Hegel, selon laquelle le temps est l’existence (Dasein) du concept, l’esprit absolu dans son automanifestation, dans son inquiétude absolue comme la négation de la négation, dépend d’une détermination vulgaire du temps et donc du Dasein lui-même à partir du maintenant de nivellation, c’est-à-dire d’un Dasein dans la forme de la Vorhandenheit, de la présence maintenue en disponibilité.

La Note coupe cet enchaînement en deux. Elle intervient à la fin du sous-paragraphe consacré à l’exposition hégélienne du concept de temps dans la philosophie de la nature et avant le sous-paragraphe sur «l’interprétation par Hegel de la connexion entre temps et esprit». Traduisons-la:

 

«Le privilège accordé au maintenant nivelé montre à l’évidence que la détermination conceptuelle du temps par Hegel suit aussi la ligne de la compréhension vulgaire du temps et cela signifie du même coup qu’elle suit la ligne du concept traditionnel du temps. On peut montrer que le concept hégélien du temps a été directement puisé dans la Physique d’Aristote. Dans la Logique d’Iéna (édition G. Lasson, 1923) qui fut projetée à l’époque de l’habilitation de Hegel, l’analyse du temps qu’on trouvera dans l’Encyclopédie est déjà élaborée dans toutes ses pièces essentielles. La Section sur le temps (p. 202 sq. ) se révèle déjà à l’examen le plus rudimentaire comme une paraphrase du traité aristotélicien sur le temps. Déjà, dans la Logique d’Iéna, Hegel développe sa conception du temps dans le cadre de la Philosophie de la Nature (p. 186) dont la première partie est intitulée «Système du Soleil» (p. 195). C’est en connexion avec la détermination conceptuelle de l’éther et du mouvement que Hegel examine le concept de temps. Ici, l’analyse de l’espace est encore subordonnée (nachgeordnet). Bien que la dialectique perce déjà, elle n’a pas encore la forme rigide, schématique, qu’elle aura plus tard, mais elle rend encore possible une compréhension souple des phénomènes. Sur le chemin qui mène de Kant au système achevé de Hegel, une irruption décisive se produit encore une fois de l’ontologie et de la logique d’Aristote. En tant que factum, cela est bien connu depuis longtemps. Mais le cheminement, le mode et les limites de cette influence n’en sont pas restés moins obscurs jusqu’à présent. Une interprétation comparative concrète, une interprétation philosophique de la Logique d’Iéna de Hegel et de la Physique, comme de la Métaphysique d’Aristote apportera une nouvelle lumière. Pour les considérations qui précèdent, quelques suggestions sommaires pourront suffire.

Aristote voit l’essence du temps dans le nun, Hegel dans le maintenant (Jetzt). A. conçoit le nun comme oros, H, prend le maintenant comme «limite» (Grenze). A. comprend le nun comme stigmè, H. interprète le maintenant comme point. A. caractérise le nun comme tode ti, H. appelle le maintenant le «ceci absolu» (das «absolute Dieses»). Suivant la tradition, A. met en rapport khronos avec la sphaira, H. insiste sur le cours circulaire (Kreislauf) du temps. A Hegel échappe assurément la tendance, centrale dans l’analyse aristotélicienne du temps, à découvrir une correspondance (akolouthein) fondamentale entre nun, oros, stigmè, tode ti. Avec la thèse de Hegel: l’espace «est» le temps —, s’accorde en son résultat la conception de Bergson, malgré toutes les différences qui en séparent les justifications. Bergson ne fait que retourner la proposition: Le temps [en français dans le texte, pour opposer le temps à la durée] est espace. La conception bergsonienne du temps est manifestement issue d’une interprétation du traité aristotélicien sur le temps. Si en même temps que l’Essai sur les données immédiates de la conscience qui exposait le problème du temps et de la durée, Bergson publiait un traité intitulé Quid Aristoteles de loco senserit, ce n’est pas simplement par coïncidence extérieure et littéraire. Se référant à la détermination aristotélienne du temps comme arithmos kineseôs, B. fait précéder l’analyse du temps par une analyse du nombre. Le temps comme espace (cf. Essai, p. 69) est une succession quantitative. Par une contre-orientation (Gegenorientierung) de ce concept-ci, la durée est décrite comme succession qualitative. Ce n’est pas ici le lieu d’une explication (Auseinandersetzung) critique avec le concept bergsonien du temps et avec les autres conceptions actuelles du temps. Si les analyses actuelles du temps nous ont fait gagner quelque chose d’essentiel au-delà d’Aristote et de Kant, c’est dans la mesure où elles touchent davantage l’appréhension du temps et la «conscience du temps». Nous reviendrons là-dessus dans les première et troisième sections du deuxième tome [cette dernière phrase a été supprimée dans les éditions ultérieures de Sein und Zeit, ce qui donne à la Note toute sa charge de sens]. Cette indication sur une connexion directe entre le concept hégélien du temps et l’analyse aristotélicienne du temps n’est pas là pour assigner une «dépendance» de Hegel mais pour appeler l’attention sur la portée ontologique fondative de cette filiation pour la Logique hégélienne».

 

Une tâche immense est ici proposée. Les textes ainsi montrés du doigt sont sans doute parmi les plus difficiles et les plus décisifs de l’histoire de la philosophie. Et pourtant, ce que Heidegger désigne sur ces points de repère, n’est-ce pas le plus simple? non seulement une évidence mais le milieu, l’élément d’évidence hors duquel il semble que la pensée perde souffle? N’est-ce pas du «droit inouï» du présent que s’est autorisée toute l’histoire de la philosophie? N’est-ce pas en lui que s’est toujours produit le sens, la raison, le «bon» sens? Et ce qui soude le discours commun au discours spéculatif, celui de Hegel en particulier? Comment aurait-on pu penser l’être et le temps autrement qu’à partir du présent, dans la forme du présent, à savoir d’un certain maintenant en général qu’aucune expérience, par définition, jamais ne pourra quitter? L’...

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