Deleuze - A quoi reconnait-on le ...

Deleuze - A quoi reconnait-on le structuralisme, Filozofia
[ Pobierz całość w formacie PDF ]
Gilles Deleuze, "A quoi reconnaît-on le structuralisme?"

 

in F. Châtelet, Histoire de la philosophie VIII. Le XXe siècle, Hachette, 1973

 

On demandait naguère « qu'est-ce que l'existentialisme? ». Maintenant : qu'est-ce que le structuralisme? Ces questions ont un vif intérêt, mais à condition d'être actuelles, de porter sur des oeuvres en train de se faire. Nous sommes en 1967. On ne peut donc pas invoquer le caractère inachevé des oeuvres pour éviter de répondre, c'est seulement ce carac­tère qui donne un sens à la question. Dès lors « Qu'est-ce que le structuralisme? » est appelé à subir certaines trans­formations. En premier lieu, qui est structuraliste? Il y a des coutumes dans le plus actuel. La coutume désigne, elle échantillonne à tort ou à raison : un linguiste comme R. Jakobson; un sociologue comme C. Lévi-Strauss; un psychanalyste comme J. Lacan; un philosophe qui renouvelle l'épistémologie, comme M. Foucault, un philosophe marxiste qui reprend le problème de l'interprétation du marxisme, comme L. Althusser; un critique littéraire comme R.Barthes ; des écrivains comme ceux du groupe Tel Quel... Les uns ne refusent pas le mot « structuralisme », et emploient « structure », « structural ». Les autres préfèrent le terme saussurien de « système ». Penseurs très différents, et de générations différentes, certains ont exercé sur d'autres une influence réelle. Mais le plus important est l'extrême diversité des domaines qu'ils explorent. Chacun retrouve des problèmes, des méthodes, des solutions qui ont des rapports d'analogie, comme participant d'un air libre du temps, d'un esprit du temps, mais qui se mesure aux découvertes et créations singulières dans chacun de ces domaines. Les mots en -isme, en ce sens, sont parfaitement fondés.

 

On a raison d'assigner la linguistique comme origine du structuralisme : non seulement Saussure, mais l'école de Moscou, l'école de Prague. Et si le structuralisme s'étend ensuite à d'autres domaines, il ne s'agit plus cette fois d'analogie : ce n'est pas simplement pour instaurer des méthodes « équivalentes » à celles qui ont d'abord réussi dans l'analyse du langage. En vérité il n'y a de structure que de ce qui est langage, fût-ce un langage ésotérique ou même non verbal. Il n'y a de structure de l'inconscient que dans la mesure où l'inconscient parle et est langage. Il n'y a de structure des corps que dans la mesure où les corps sont censés parler avec un langage qui est celui des symp­tômes. Les choses mêmes n'ont de structure que pour autant qu'elles tiennent un discours silencieux, qui est le langage des signes. Alors la question « Qu'est-ce que le structura­lisme? » se transforme encore — Il vaut mieux demander : à quoi reconnaît-on ceux qu'on appelle structuralistes? Et qu'est-ce qu'ils reconnaissent eux-mêmes? Tant il est vrai qu'on ne reconnaît les gens, d'une manière visible, qu'aux choses invisibles et insensibles qu'ils reconnaissent à leur manière. Comment font-ils, les structuralistes, pour reconnaître un langage en quelque chose, le langage propre à un domaine? Qu'est-ce qu'ils retrouvent dans ce domaine? Nous nous proposons donc seulement de dégager certains critères formels de reconnaissance, les plus simples, en invo­quant chaque fois l'exemple des auteurs cités, quelle que soit la diversité de leurs travaux et projets.

 


 

I. PREMIER CRITÈRE : LE SYMBOLIQUE

Nous sommes habitués, presque conditionnés à une cer­taine distinction ou corrélation entre le réel et l'imaginaire. Toute notre pensée entretient un jeu dialectique entre ces deux notions. Même lorsque la philosophie classique parle de l'intelligence ou de l'entendement purs, il s'agit encore d'une faculté définie par son aptitude à saisir le réel en son fond, le réel « en vérité », le réel tel qu'il est, par oppo­sition mais aussi par rapport aux puissances de l'imagina­tion. Citons des mouvements créateurs tout à fait différents : le romantisme, le symbolisme, le surréalisme... Tantôt l'on invoque le point transcendant où le réel et l'imaginaire se pénètrent et s'unissent; tantôt leur frontière aiguë, comme le tranchant de leur différence. De toutes manières ou en reste à l'opposition et à la complémentarité de l'ima­ginaire et du réel — au moins dans l'interprétation tradi­tionnelle du romantisme, du symbolisme, etc. Même le freudisme est interprété dans la perspective de deux prin­cipes : principe de réalité avec sa force de déception, prin­cipe de plaisir avec sa puissance de satisfaction hallucina­toire. A plus forte raison, des méthodes comme celles de Jung et de Bachelard s'inscrivent tout entières dans le réel et l'imaginaire, dans le cadre de leurs rapports complexes, unité transcendante et tension liminaire, fusion et tran­chant.

 

Or le premier critère du structuralisme, c'est la découverte et la reconnaissance d'un troisième ordre, d'un troisième règne : celui du symbolique. C'est le refus de confondre le symbolique avec l'imaginaire, autant qu'avec le réel, qui constitue la première dimension du structuralisme. Là encore, tout a commencé par la linguistique : au-delà du mot dans sa réalité et ses parties sonores, au-delà des images et des concepts associés aux mots, le linguiste structura­liste découvre un élément d'une tout autre nature, objet structural. Et peut-être est-ce dans cet élément symbolique que les romanciers du groupe Tel Quel veulent s'installer, tant pour renouveler les réalités sonores que les récits associés. Au-delà de l'histoire des hommes, et de l'histoire des idées, Michel Foucault découvre un sol plus profond, souterrain qui fait l'objet de ce qu'il appelle l'archéologie de la pensée. Derrière les hommes réels et leurs rapports réels, derrière les idéologies et leurs relations imaginaires, Louis Althusser découvre un domaine plus profond comme objet de science et de philosophie.

 

Nous avions déjà beaucoup de pères, en psychanalyse : d'abord un père réel, mais aussi des images de père. Et tous nos drames se passaient dans les rapports tendus du réel et de l'imaginaire. Jacques Lacan découvre un troisième père, plus fondamental, père symbolique ou Nom-du-père. Non seulement le réel et l'imaginaire, mais leurs rapports, et les troubles de ces rapports, doivent être pensés comme la limite d'un procès dans lequel ils se constituent à partir du symbolique. Chez Lacan, chez d'autres structuralistes aussi, le symbolique comme élément de la structure est au principe d'une genèse : la structure s'incarne dans les réalités et les images suivant des séries déterminables; bien plus, elle les constitue en s'incarnant, mais n'en dérive pas, étant plus profonde qu'elles, sous-sol pour tous les sols du réel comme pour tous les ciels de l'imagination. Inver­sement, des catastrophes propres à l'ordre symbolique structural rendent compte des troubles apparents du réel et de l'imaginaire : ainsi dans le cas de L'Homme aux loups tel que Lacan l'interprète, c'est parce que le thème de la castration reste non symbolisé (« forclusion ») qu'il ressurgit le réel, sous la forme hallucinatoire du doigt coupé1.

 

Nous pouvons numéroter le réel, l'imaginaire et le symbo­lique : 1, 2, 3. Mais peut-être ces chiffres ont-ils une valeur car­dinale autant qu'ordinale. Car le réel en lui-même n'est pas séparable d'un certain idéal d'unification ou de totalisation : le réel tend à faire un, il est un dans sa « vérité ». Dès que nous voyons deux en « un », dès que nous dédoublons, l'imaginaire apparaît en personne, même si c'est dans le réel qu'il exerce son action. Par exemple, le père réel est un, ou veut l'être d'après sa loi; mais l'image de père est tou­jours double en elle-même, clivée suivant une loi de duel. Elle est projetée sur deux personnes au moins, l'une assu­mant le père de jeu, le père-bouffon, l'autre, le père de travail et d'idéal : tel le prince de Galles dans Shakespeare, qui passe d'une image de père à l'autre, de Falstaff à la couronne. L'imaginaire se définit par des jeux de miroir, de dédou­blement, d'identification et de projection renversées, tou­jours sur le mode du double. Mais peut-être, à son tour, le symbolique est-il trois.  Il n'est pas seulement le tiers au-delà du réel et de l'imaginaire. Il y a toujours un tiers à chercher dans le symbolique lui-même; la structure est au moins triadique, sans quoi elle ne « circulerait » pas —tiers à la fois irréel, et pourtant non imaginable.

 

Nous verrons pourquoi; mais déjà le premier critère consiste en ceci : la position d'un ordre symbolique, irré­ductible à l'ordre du réel, à l'ordre de l'imaginaire, et plus profond qu'eux. Nous ne savons pas du tout encore en quoi consiste cet élément symbolique. Nous pouvons dire au moins que la structure correspondante n'a aucun rap­port avec une forme sensible, ni avec une figure de l'ima­gination, ni avec une essence intelligible. Rien à voir avec une forme : car la structure ne se définit nullement par une autonomie du tout, par une prégnance du tout sur les parties, par une Gestalt qui s'exercerait dans le réel et dans la per­ception; la structure se définit au contraire par la nature de certains éléments atomiques qui prétendent rendre compte à la fois de la formation des touts et de la variation de leurs parties. Rien à voir non plus avec des figures de l'imagination, bien que le structuralisme soit tout entier pénétré de réflexions sur la rhétorique, la métaphore et la métonymie; car ces figures elles-mêmes impliquent des déplacements structuraux qui doivent rendre compte à la fois du propre et du figuré. Rien à voir enfin avec une essence; car il s'agit d'une combinatoire portant sur des éléments formels qui n'ont par eux-mêmes ni forme, ni signification, ni représentation, ni contenu, ni réalité empi­rique donnée, ni modèle fonctionnel hypothétique, ni intelligibilité derrière les apparences; nul mieux que Louis Althusser n'a assigné le statut de la structure comme iden­tique à la « Théorie » même — et le symbolique doit être entendu comme la production de l'objet théorique original et spécifique.

 

Tantôt le structuralisme est agressif : lorsqu'il dénonce la méconnaissance générale de cette ultime catégorie symboli­que, par-delà l'imaginaire et le réel. Tantôt il est inter­prétatif : lorsqu'il renouvelle notre interprétation des oeuvres à partir de cette catégorie, et prétend découvrir un point originel où le langage se fait, les oeuvres s'élaborent, les idées et les actions se nouent. Romantisme, symbolisme, mais aussi freudisme, marxisme deviennent ainsi l'objet de réinterprétations profondes. Plus encore : c'est l'oeuvre mythique, l'oeuvre poétique, l'oeuvre philosophique, les oeuvres pratiques elles-mêmes qui sont sujettes à l'inter­prétation structurale. Mais cette réinterprétation ne vaut que dans la mesure où elle anime des oeuvres nouvelles qui sont celles d'aujourd'hui, comme si le symbolique était une source, inséparablement, d'interprétation et de création vivantes.

 

 

II. DEUXIÈLE CRITÈRE : LOCAL OU DE POSITION
 

En quoi consiste l'élément symbolique de la structure? Nous sentons la nécessité d'aller lentement, de dire et de  redire d'abord ce qu'il n'est pas. Distinct du réel et de l'imaginaire, il ne peut se définir ni par des réalités préexis­tantes auxquelles il renverrait, et qu'il désignerait, ni par des contenus imaginaires ou conceptuels qu'il impliquerait, et qui lui donneraient une signification. Les éléments d'une structure n'ont ni désignation extrinsèque ni signification intrinsèque. Que reste-t-il? Comme Lévi-Strauss le rappelle avec rigueur, ils n'ont rien d'autre qu'un sens : un sens qui est nécessairement et uniquement de « position ». Il ne s'agit pas d'une place dans une étendue réelle, ni de lieux dans des extensions imaginaires, mais de places et de lieux dans un espace proprement structural, c'est-à-dire topo­logique. Ce qui est structural, c'est l'espace, mais un espace inétendu, pré-extensif, pur spatium constitué de proche en proche comme ordre de voisinage, où la notion de voisi­nage a précisément d'abord un sens ordinal et non pas une signification dans l'étendue. Ou bien en biologie génétique : les gènes font partie d'une structure pour autant qu'ils sont inséparables de « loci », lieux capables de changer de rapports à l'intérieur du chromosome. Bref, les places dans un espace purement structural sont premières par rapport aux choses et aux êtres réels qui viennent les occuper, pre­mières aussi par rapport aux rôles et aux événements tou­jours un peu imaginaires qui apparaissent nécessairement lorsqu'elles sont occupées.

 

L'ambition scientifique du structuralisme n'est pas quan­titative, mais topologique et relationnelle : Lévi-Strauss pose constamment ce principe. Et quand Althusser parle de structure économique, il précise que les vrais « sujets » n'y sont pas ceux qui viennent occuper les places, individus concrets ou hommes réels, pas plus que les vrais objets n'y sont les rôles qu'ils tiennent et les événements qui se produisent, mais d'abord les places dans un espace topo­logique et structural défini par les rapports de production. Quand Foucault définit des déterminations telles que la mort, le désir, le travail, le jeu, il ne les considère pas comme des dimensions de l'existence humaine empirique, mais d'abord comme la qualification de places ou de positions qui rendront mortels et mourants, ou désirants, ou tra­vailleurs, ou joueurs ceux qui viendront les occuper, mais qui ne viendront les occuper que secondairement, tenant leurs rôles d'après un ordre de voisinage qui est celui de la structure même. C'est pourquoi Foucault peut proposer une nouvelle répartition de l'empirique et du transcendantal, ce dernier se trouvant défini par un ordre de places indépendamment de ceux qui les occupent empiriquement. Le structuralisme n'est pas séparable d'une philosophie transcendantale nouvelle, où les lieux l'emportent sur ce qui les remplit. Père, mère, etc., sont d'abord des lieux dans une structure; et si nous sommes mortels, c'est en prenant la file, en venant à tel lieu, marqué dans la structure suivant cet ordre topologique des voisinages (quand bien même nous devançons notre tour).

 

« Ce n'est pas seulement le sujet, mais les sujets pris dans leur intersubjectivité qui prennent la file... et qui modèlent leur être même sur le moment qui les parcourt de la chaîne signifiante... Le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leur succès et dans leur sort, nonobstant leurs dons innés et leur acquis social, sans égard pour le caractère ou le sexe... » On ne peut mieux dire que la psychologie empirique se trouve non seulement fondée, mais déterminée par une topologie transcendantale.

 

De ce critère local ou positionnel, plusieurs conséquences découlent. Et d'abord, si les éléments symboliques n'ont pas de désignation extrinsèque ni de signification intrin­sèque, mais seulement un sens de position, il faut poser en principe que le sens résulte toujours de la combinaison d'éléments qui ne sont pas eux-mêmes signifiants. Comme Lévi-Strauss le dit dans sa discussion avec Paul Ricœur, le sens est toujours un résultat, un effet : non seulement un effet comme produit, mais un effet d'optique, un effet de langage, un effet de position. Il y a profondément un non-sens du sens, dont le sens lui-même résulte. Non pas qu'on revienne ainsi à ce qui fut appelé philosophie de l'absurde. Car pour la philosophie de l'absurde, c'est le sens qui manque, essentiellement. Pour le structuralisme au contraire, il y a toujours trop de sens, une sur-produc­tion, une surdétermination du sens, toujours produit en excès par la combinaison de places dans la structure. (D'où l'importance, chez Althusser par exemple, du concept de surdétermination.) Le non-sens n'est pas du tout l'absurde ou le contraire du sens, mais ce qui le fait valoir et le produit en circulant dans la structure. Le structuralisme ne doit rien à Albert Camus, mais beaucoup à Lewis Carroll.

 

La seconde conséquence, c'est le goût du structuralisme pour certains jeux et certain théâtre, pour certains espaces de jeu et de théâtre. Ce n'est pas par hasard que Lévi-Strauss se refère souvent à la théorie des jeux, et donne tant d'importance aux cartes à jouer. Et Lacan, à des métaphores de jeux qui sont plus que des métaphores : non seulement le furet qui court dans la structure, mais la place du mort qui circule dans le bridge. Les jeux les plus nobles comme les échecs sont ceux qui organisent une combi­natoire des places dans un pur spatium infiniment plus profond que l'étendue réelle de l'échiquier et l'extension imaginaire de chaque figure. Ou bien Althusser interrompt son commentaire de Marx pour parler théâtre, mais d'un théâtre qui n'est ni de réalité ni d'idées, pur théâtre de places et de positions dont il voit le principe chez Brecht, et qui trouverait peut-être aujourd'hui son expression la plus poussée chez Armand Gatti. Bref, le manifeste même du structuralisme doit être cherché dans la formule célèbre, éminemment poétique et théâtrale : penser, c'est émettre un coup de dés.

 

La troisième conséquence est que le structuralisme n'est pas séparable d'un nouveau matérialisme, d'un nouvel athéisme, d'un nouvel anti-humanisme. Car si la place est première par rapport à ce qui l'occupe, il ne suffira certes pas de mettre l'homme à la place de Dieu pour changer de structure. Et si cette place est la place du mort, la mort de Dieu veut dire aussi bien celle de l'homme, en faveur, nous l'espérons, de quelque chose à venir, mais qui ne peut venir que dans la structure et par sa mutation. Tel apparaît le caractère imaginaire de l'homme (Foucault), ou le carac­tère idéologique de l'humanisme (Althusser).

 

 

 

III. TROISIÈME CRITÈRE : LE DIFFÉRENTIEL ET LE SINGULIER

 En quoi consistent enfin ces éléments symboliques ou  unités de position? Revenons au modèle linguistique. Ce qui est distinct à la fois des parties sonores, et des images et concepts associés, est appelé phonème. Le phonème est la plus petite unité linguistique capable de différencier deux mots de signification diverse : par exemple billard et pillard. Il est clair que le phonème s'incarne dans des lettres, des syllabes et des sons, mais qu'il ne s'y réduit pas. Bien plus, les lettres, les syllabes et les sons lui donnent une indépendance, alors qu'en lui-même il est inséparable du rapport phonématique qui l'unit à d'autres phonèmes : b/p. Les phonèmes n'existent pas indépendamment des relations dans lesquelles ils entrent et par lesquelles ils se déterminent réciproquement.

 

Nous pouvons distinguer trois types de relations. Un premier type s'établit entre des éléments qui jouissent d'indépendance ou d'autonomie : par exemple 3 + 2, ou même 2/3. Les éléments sont réels, et ces relations doivent être dites elles-mêmes réelles. Un second type de relations, par exemple x2+y2-R2=0, s'établit entre des termes dont la valeur n'est pas spécifiée, mais qui doivent pourtant dans chaque cas avoir une valeur déterminée. De telles relations peuvent être appelées imaginaires. Mais le troi­sième type s'établit entre des éléments qui n'ont eux-mêmes aucune valeur déterminée, et qui pourtant se déterminent réciproquement dans la relation : ainsi ydy+xdx =0, ou dy /dx= -/y. De telles relations sont symboliques, et les éléments correspondants sont pris dans un rapport diffé­rentiel. Dy  est tout à fait indéterminé par rapport à y, dx est tout à fait indéterminé par rapport à x : chacun n'a ni existence, ni valeur, ni signification. Et pourtant le rapport    dy/dx est tout à fait déterminé, les deux éléments se déterminent réciproquement dans le rapport. C'est ce processus d'une détermination réciproque au sein du rapport qui permet de définir la nature symbolique. Il arrive qu'on cherche l'origine du structuralisme du côté de l'axioma­tique. Et il est vrai que Bourbaki, par exemple, emploie le mot structure. Mais c'est, nous semble-t-il, en un sens très différent du structuralisme. Car il s'agit de relations entre éléments non spécifiés, même qualitativement, et non pas d'éléments qui se spécifient réciproquement dans des rela­tions. L'axiomatique en ce sens serait encore imaginaire, non pas à proprement parler symbolique. L'origine mathé­matique du structuralisme doit plutôt être cherchée du côté du calcul différentiel, et précisément dans l'interprétation qu'en donnèrent Weierstrass et Russell, interprétation statique et ordinale, qui libère définitivement le calcul de toute référence à l'infiniment petit, et l'intègre à une pure logique des relations.

 

Aux déterminations des rapports différentiels corres­pondent des singularités, des répartitions de points singu­liers qui caractérisent les courbes ou les figures (un triangle par exemple a trois points singuliers). Ainsi la détermination des rapports phonématiques propres à une langue donnée assigne les singularités au voisinage desquelles se consti­tuent les sonorités et significations de la langue. La déter­mination réciproque des éléments symboliques se prolonge dès lors dans la détermination complète des points singuliers qui constituent un espace correspondant à ces éléments. La notion capitale de singularité, prise à la lettre, semble appartenir à tous les domaines où il y a structure. La for­mule générale « penser, c'est émettre un coup de dés » renvoie elle-même aux singularités représentées par les points brillants sur les dés. Toute structure présente les deux aspects suivants : un système de rapports différentiels d'après lesquels les éléments symboliques se déterminent réciproquement, un système de singularités correspondant à ces rapports et traçant l'espace de la structure. Toute structure est une multiplicité. La question : y a-t-il structure dans n'importe quel domaine? doit donc être précisée ainsi : peut-on, dans tel ou tel domaine, dégager des éléments symboliques, des rapports différentiels et des points singu­liers qui lui soient propres? Les éléments symboliques s'incarnent dans les êtres et objets réels du domaine consi­déré; les rapports différentiels s'actualisent dans les rela­tions réelles entre ces êtres; les singularités sont autant de places dans la structure, qui distribuent les rôles ou attitudes imaginaires des êtres ou objets qui viennent les occuper.

 

Il ne s'agit pas de métaphores mathématiques. Dans chaque domaine il faut trouver les éléments, les rapports et les points. Lorsque Lévi-Strauss entreprend l'étude des structures élémentaires de parenté, il ne considère pas seu­lement des pères réels dans une société, ni les images de père qui ont cours dans les mythes de cette société. Il prétend découvrir de vrais phonèmes de parenté, c'est-à-dire des parentèmes, des unités de position qui n'existent pas indé­pendamment des rapports différentiels où ils entrent et se déterminent réciproquement. C'est ainsi que les quatre rapports frère/soeur, mari/femme, père/fils,  oncle maternel/fils de la soeur forment la structure la plus simple. Et à cette combinatoire des « appel­lations parentales », correspondent, mais sans ressemblance et d'une manière complexe, des « attitudes entre parents » qui effectuent les singularités déterminées dans le système. On peut aussi bien procéder à l'inverse : partir des singularités pour déterminer les rapports différentiels entre élé­ments symboliques ultimes. C'est ainsi que, prenant l'exem­ple du mythe d'OEdipe, Lévi-Strauss part des singularités du récit (Œdipe épouse sa mère, tue son père, immole le Sphinx, est nommé pied-enflé, etc.) pour en induire les rapports différentiels entre « mythèmes » qui se déterminent réciproquement (rapports de parenté surestimés, rapports de parenté sous-estimés, négation de l'autochtonie, persistance de l'autochtonie). Toujours en tout cas, les éléments symboliques et leurs rapports déterminent la nature des êtres et objets qui viennent les effectuer, tandis que les singularités forment un ordre des places qui détermine simultanément les rôles et attitudes de ces êtres en tant qu'ils les occupent. La détermination de la structure s'achève ainsi dans une théorie des attitudes qui en expriment le fonctionnement.

 

Les singularités correspondent avec les éléments symbo­liques et leurs rapports, mais elles ne leur ressemblent pas. On dirait plutôt qu'elles « symbolisent » avec eux. Elles en dérivent, puisque toute détermination de rapports diffé­rentiels entraîne une répartition de points singuliers. Mais par exemple : les valeurs de rapports différentiels s'incarnent dans des espèces, tandis que les singularités s'incarnent dans des parties organiques correspondant à chaque espèce. Les unes constituent des variables, les autres des fonctions. Les unes constituent dans une structure le domaine des appellations, les autres, celui des attitudes. Lévi-Strauss a insisté sur le double aspect, de dérivation et pourtant d'irréductibilité, des attitudes par rapport aux appellations. Un disciple de Lacan, Serge Leclaire, montre dans un autre domaine comment les éléments symboliques de l'inconscient renvoient nécessairement à des « mouvements libidinaux » du corps, incarnant les singularités de la structure à telle ou telle place. Toute structure en ce sens est psychosomatique, ou plutôt représente un complexe catégorie-attitude.

 

Considérons l'interprétation du marxisme par Althusser et ses collaborateurs : avant tout, les rapports de production y sont déterminés comme des rapports différentiels qui s'établissent, non pas entre des hommes réels ou des indi­vidus concrets, mais entre des objets et des agents qui ont d'abord une valeur symbolique (objet de la production, instrument de production, force de travail, travailleurs immédiats, non-travailleurs immédiats, tels qu'ils sont pris dans des rapports de propriété et d'appropriation). Chaque mode de production se caractérise alors par des singularités correspondant aux valeurs des rapports. Et s'il est évident que des hommes concrets viennent occuper les places et effectuer les éléments de la structure, c'est en tenant le rôle que la place structurale leur assigne (par exemple le « capi­taliste »), et en servant de supports aux rapports structu­raux : si bien que « les vrais sujets ne sont pas ces occupants et ces fonctionnaires.., mais la définition et la distribution de ces places et de ces fonctions ». Le vrai sujet est la struc­ture même : le différentiel et le singulier, les rapports différentiels et les points singuliers, la détermination réci­proque et la détermination complète.

 

 

IV. QUATRIÈME CRITÈRE : LE DIFFÉRENCIANT, LA DIFFÉRENCIATION

 Les structures sont nécessairement inconscientes, en vertu  des éléments, rapports et points qui les composent. Toute structure est une infrastructure, une micro-structure. D'une certaine manière elles ne sont pas actuelles. Ce qui est actuel, c'est ce dans quoi la structure s'incarne ou plutôt ce qu'elle constitue en s'incarnant. Mais en elle-même, elle n'est ni actuelle ni fictive; ni réelle ni possible. Jakobson pose le problème du statut du phonème : celui-ci ne se confond pas avec une lettre, syllabe ou son actuels, et n'est pas davan­tage une fiction, une image associée. Peut-être le mot de virtualité désignerait-il exactement le mode de la structure ou l'objet de la théorie. A condition de lui ôter tout vague; car le virtuel a une réalité qui lui est propre, mais qui ne se confond avec aucune réalité actuelle, aucune actualité présente ou passée; il a une idéalité qui lui est propre, mais qui ne se confond avec aucune image possible, aucune idée abstraite. De la structure on dira : réelle sans être actuelle, idéale sans être abstraite. C'est pourquoi Lévi-Strauss présente souvent la structure comme une sorte de réservoir ou de répertoire idéal, où tout coexiste virtuellement, mais où l'actualisation se fait nécessairement suivant des direc­tions exclusives, impliquant toujours des combinaisons partielles et des choix inconscients. Dégager la structure d'un domaine, c'est déterminer toute une virtualité de coexistence qui préexiste aux êtres, aux objets et aux œuvres de ce domaine. Toute structure est une multiplicité de coexis­tence virtuelle. L. Althusser, par exemple, montre en ce sens que l'originalité de Marx (son anti-hégélianisme) réside dans la manière dont le système social est défini par une coexis­tence d'éléments et de rapports économiques, sans qu'on puisse les engendrer successivement suivant l'illusion d'une fausse dialectique.

 

Qu'est-ce qui coexiste dans la structure? Tous les éléments, les rapports et valeurs de rapports, toutes les singularités propres au domaine considéré. Une telle coexistence n'im­plique nulle confusion, nulle indétermination : ce sont des rapports et éléments différentiels qui coexistent en un tout parfaitement et complètement déterminé. Reste que ce tout ne s'actualise pas comme tel. Ce qui s'actualise, ici et mainte­nant, ce sont tels rapports, telles valeurs de rapports, telle répartition de singularités; d'autres s'actualisent ailleurs ou en d'autres temps. II n'y a pas de langue totale, incarnant tous les phonèmes et rapports phonématiques possibles; mais la totalité virtuelle du langage s'actualise suivant des directions exclusives dans des langues diverses, dont chacune incarne certains rapports, certaines valeurs de rapports et certaines singularités. Il n'y a pas de société totale, mais chaque forme sociale incarne certains éléments, rapports et valeurs de production (par exemple le « capitalisme »). Nous devons donc distinguer la structure totale d'un do­maine comme ensemble de coexistence virtuelle, et les sous-structures qui correspondent aux diverses actualisa­tions dans le domaine. De la structure comme virtualité, nous devons dire qu'elle est encore indifférenciée, bien qu'elle soit tout à fait et complètement différentiée. Des structures qui s'incarnent dans telle ou telle forme actuelle (présente ou passée), nous devrons dire qu'elles se différencient, et que s'actualiser, pour elles, c'est précisément se différencier. La structure est inséparable de ce double aspect, ou de ce complexe qu'on peut désigner sous le nom de différen t/c  iation où t/c constitue le rapport phonématique universellement déterminé.

 

 Toute différenciation, toute actualisation, se fait suivant deux voies : espèces et parties. ...

[ Pobierz całość w formacie PDF ]
  • zanotowane.pl
  • doc.pisz.pl
  • pdf.pisz.pl
  • psdtutoriale.xlx.pl
  • Podstrony
    Powered by wordpress | Theme: simpletex | © Tylko ci którym ufasz, mogą cię zdradzić.