Derrida - La forme et le vouloir, Filozofia, Jacques Derrida
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LA FORME ET LE VOULOIR-DIRE To gar ikhnos tou amorphou morphè.
Le concept de forme pourrait servir de fil conducteur si l’on voulait suivre dans la phénoménologie ce mouvement de critique purificatrice. Si le mot «forme» traduit de manière fort équivoque plusieurs mots grecs, on peut néanmoins être assuré que ces derniers renvoient tous à des concepts fondateurs de la métaphysique. En réinscrivant les mots grecs (eidos et morphè, etc. ) dans la langue phénoménologique, en jouant sur les différences entre le grec, le latin et l’allemand, Husserl a certes voulu soustraire les concepts aux interprétations métaphysiques survenues, tard venues, accusées d’avoir laissé en dépôt, dans le mot, toute la charge d’une sédimentation invisible. Mais c’était toujours pour y reconstituer, à l’occasion contre les premiers, contre Platon et Aristote, un sens originaire qui a commencé par être perverti, dès son inscription dans la tradition. Qu’il s’agisse de déterminer l’eidos contre le «platonisme», la forme (Form) (dans la problématique de la logique et de l’ontologie formelles) ou la morphè (dans la problématique de la constitution transcendantale et dans ses rapports avec la hylè) contre Aristote, la puissance, la vigilance, l’efficacité de la critique restent intra-métaphysiques par toute leur ressource. Comment pourrait-il en être autrement? Dès lors que nous nous servons du concept de forme — fût-ce pour critiquer un autre concept de forme —, nous devons recourir à l’évidence d’un foyer de sens. Et le milieu de cette évidence ne peut être que la langue de la métaphysique. Nous savons en elle ce que «forme» veut dire, comment se règle la possibilité de ses variations, quelle en est la limite et dans quel champ doivent se tenir toutes les contestations imaginables à son sujet. Le système des oppositions dans lesquelles peut être pensée quelque chose comme la forme, la formalité de la forme, est un système fini. Il ne suffit d’ailleurs pas de dire que «forme» a pour nous un sens, un centre d’évidence, ou que son essence nous est donnée comme telle: en vérité, ce concept ne se laisse pas, ne s’est jamais laissé dissocier de celui de l’apparaître, du sens, de l’évidence, de l’essence. Seule une forme est évidente, seule une forme a ou est une essence, seule une forme se présente comme telle. C’est là un point de certitude qu’aucune interprétation de la conceptualité platonicienne ou aristotélicienne ne peut déplacer. Tous les concepts par lesquels on a pu traduire et déterminer eidos ou morphè renvoient au thème de la présence en général. La forme est la présence même. La formalité est ce qui de la chose en général se présente, se laisse voir, se donne à penser. Que la pensée métaphysique — et par conséquent la phénoménologie — soit pensée de l’être comme forme, qu’en elle la pensée se pense comme pensée de la forme, et de la formalité de la forme, il n’y a donc là rien que de nécessaire et l’on en percevrait un dernier signe dans le fait que Husserl détermine le présent vivant (lebendige Gegenwart) comme la «forme» ultime, universelle, absolue de l’expérience transcendantale en général. Bien que le privilège de la theoria ne soit pas, dans la phénoménologie, aussi simple qu’on a parfois voulu le dire, bien que les théorétismes classiques y soient profondément remis en question, la domination métaphysique du concept de forme ne peut pas ne pas donner lieu à quelque soumission au regard. Cette soumission serait toujours soumission du sens au regard, du sens au sens-de-la-vue, puisque le sens en général est le concept même de tout champ phénoménologique. On pourrait développer les implications d’une telle mise en regard. On pourrait le faire dans de nombreuses directions et en procédant à partir des lieux apparemment les plus divers de la problématique et du texte phénoménologiques: montrer par exemple comment cette mise en regard et ce concept de forme permettent de circuler entre le projet d’ontologie formelle, la description du temps ou de l’intersubjectivité, la théorie latente de l’œuvre d’art, etc. Mais, si le sens n’est pas le discours, leur rapport, quant à cette mise en regard, mérite sans doute quelque attention particulière. Aussi avons-nous choisi de fermer ici l’angle et de nous approcher plutôt d’un texte concernant le statut du langage dans Idées I. Entre la détermination de ce statut, le privilège du formel et la prédominance du théorique, une certaine circulation s’organise en système. Et pourtant la cohérence y semble travaillée par un certain dehors de ce rapport au dehors qu’est le rapport à la forme. C’est de cette circularité et de ce malaise que nous voulons seulement relever quelques signes à titre préliminaire, en nous autorisant de la certitude que non seulement Idées I ne contredit pas les Recherches logiques sur ce point, les explicite au contraire continûment, mais que rien au-delà de Idées I n’a jamais expressément remis ces analyses en question.
LE VOULOIR-DIRE DANS LE TEXTE Pendant plus des deux tiers du livre, tout s’est passé comme si l’expérience transcendantale était silencieuse, inhabitée par aucun langage; désertée plutôt par l’expressivité comme telle, puisque, depuis les Recherches, Husserl a en effet déterminé l’essence ou le télos du langage comme expression (Ausdruck). La description transcendantale des structures fondamentales de toute expérience se poursuit jusqu’à la fin de l’avant-dernière «Section» sans que le problème du langage soit seulement effleuré. Le monde de la culture a bien été évoqué, et celui de la science, mais même si en fait les prédicats de la culture et de la science sont impensables hors d’un monde de langage, on se donnait le droit, pour des raisons de méthode, de ne pas considérer la «couche» de l’expression, de la mettre provisoirement entre parenthèses. Ce droit, Husserl ne peut se le donner qu’à supposer que l’expressivité constitue une «couche» (Schicht) originale et rigoureusement délimitée de l’expérience. Que les actes d’expression soient originaux et irréductibles, c’est ce dont les Recherches avaient proposé une insistante démonstration et qui reste présupposé dans Idées I. On peut donc en venir, à un certain moment de l’itinéraire descriptif, à considérer l’expressivité linguistique comme un problème circonscrit. Et l’on sait déjà, au point où on l’aborde, que la «couche du logos» sera comprise dans la structure la plus générale de l’expérience, celle dont on vient de décrire les pôles ou les corrélations: l’opposition en parallèle de la noèse et du noème. Il serait donc déjà acquis que, si originale soit-elle, la couche du logos devrait s’organiser selon le parallélisme de la noèse et du noème. Le problème du «vouloir-dire» (bedeuten) est abordé dans le paragraphe 124, intitulé: «La couche noético-noématique du “logos”. Acte et contenu du vouloir-dire (Bedeuten und Bedeutung)». La métaphore de la couche (Schicht) a deux implications: d’une part le vouloir-dire est fondé sur autre chose que lui-même et cette dépendance sera sans cesse confirmée par l’analyse de Husserl. D’autre part il constitue une strate dont l’unité peut être rigoureusement délimitée. Or, si la métaphore de la couche est accréditée tout au long de ce paragraphe, elle n’en sera pas moins suspectée dans les dernières lignes. Cette suspicion n’est pas purement rhétorique, elle traduit une inquiétude profonde quant à la fidélité descriptive du discours. Si la métaphore de la couche ne répond pas à la structure qu’on veut décrire, comment a-t-elle pu servir si longtemps? «En effet, il ne faut pas trop présumer de l’image de la stratification (Schichtung); l’expression n’est pas une sorte de vernis plaqué (übergelagerter Lack) ou de vêtement surajouté; c’est une formation spirituelle (geistige Formung) qui exerce de nouvelles fonctions intentionnelles à l’égard de la couche intentionnelle sous-jacente (an der intentionalen Unterschicht) et qui est affectée corrélativement par les fonctions intentionnelles de cette dernière.» Cette méfiance à l’égard d’une métaphore se manifeste au moment où une nouvelle complication de l’analyse devient nécessaire. J’ai voulu seulement marquer ici que l’effort pour isoler la «couche» logique de l’expression rencontre, avant les difficultés de son thème, celles de son énonciation. Le discours sur le logique du discours s’embarrasse dans le jeu des métaphores. Celle de la couche, nous le verrons, est loin d’être la seule. Qu’il s’agisse de traquer ce qui, dans le discours, assure la fonction proprement logique; que l’essence ou le télos du langage soient ici déterminés comme logiques; que, comme dans les Recherches, la théorie du discours réduise à la valeur extrinsèque la masse considérable de ce qui, dans le langage, n’est pas purement logique, c’est ce qui apparaît dès l’ouverture de l’analyse. Une métaphore trahit déjà la difficulté de cette première réduction; cette difficulté est celle-là même qui, à la fin du paragraphe, appellera de nouvelles explicitations et de nouvelles distinctions. Elle aura été seulement différée et reconduite. «A tous les actes considérés jusqu’à présent s’entrelacent (verweben sich) les couches d’actes expressifs, ceux qui sont «logiques» au sens spécifique, et qui n’invitent pas moins que les précédents à une élucidation du parallélisme entre noèse et noème. On connaît l’ambiguïté générale et inévitable du vocabulaire qui est conditionnée par ce parallélisme et qui se fait jour partout où les rapports en question viennent au langage.» L’entrelacement (Verwebung) du langage, de ce qui dans le langage est purement langage, et des autres fils de l’expérience, constitue un tissu. Le mot Verwebung renvoie à cette zone métaphorique: les «couches» sont «tissées», leur intrication est telle qu’on ne peut discerner la trame et la chaîne. Si la couche du logos était simplement fondée, on pourrait la prélever et laisser apparaître sous elle la couche sous-jacente des actes et des contenus non-expressifs. Mais puisque cette super-structure agit en retour, de manière essentielle et décisive, sur l’Unterschicht, on est bien obligé, dès l’entrée de la description, d’associer à la métaphore géologique une métaphore proprement textuelle: car tissu veut dire texte. Verweben ici veut dire texere. Le discursif se rapporte au non-discursif, la «couche» linguistique s’entremêle à la «couche» pré-linguistique selon le système réglé d’une sorte de texte. On sait déjà — et Husserl le reconnaît — qu’au moins en fait les fils secondaires vont agir sur les fils primaires; dans ce qui s’ourdit ainsi, c’est précisément l’opération du commencement (ordiri) qui ne se laisse plus ressaisir; ce qui se trame comme langage, c’est que la trame discursive se rende méconnaissable comme trame et prenne la place d’une chaîne qui ne l’a pas vraiment précédée. Cette texture est d’autant plus inextricable qu’elle est toute signifiante: les fils non-expressifs ne sont pas sans signification. Husserl avait montré dans les Recherches que leur signification est alors simplement de nature indicative. Et, dans le paragraphe qui nous occupe, il reconnaît que les mots bedeuten et Bedeutung peuvent largement déborder le champ «expressif»: «Nous envisageons uniquement l’acte de “vouloir-dire” (bedeuten) et le contenu du vouloir-dire (Bedeutung). A l’origine, ces mots ne se rapportent qu’à la sphère linguistique (sprachliche Sphäre), à celle de 1’«exprimer» (des Ausdrückens). Mais on ne peut guère éviter — et c’est là en même temps un pas décisif dans la connaissance — d’étendre ce que ces mots veulent dire et de leur faire subir une modification convenable qui leur permet de s’appliquer d’une certaine façon à toute la sphère noético-noématique: donc à tous les actes, qu’ils soient ou non enchevêtrés (verflochten) avec des actes d’expression.» Devant cette texture inextricable, devant cet enchevêtrement (Verflechtung) qui semble défier l’analyse, le phénoménologue ne se décourage pas. Sa patience et sa minutie doivent, en droit, démêler l’écheveau. C’est qu’il en va du «principe des principes» de la phénoménologie. Si la description ne fait pas apparaître un sol absolument et simplement fondateur de la signification en général, si un sol intuitif et perceptif, un socle de silence, ne fonde pas le discours dans la présence originairement donnée de la chose même, si la texture du texte est en un mot irréductible, non seulement la description phénoménologique aura échoué mais le «principe» descriptif lui-même aura été remis en question. L’enjeu de ce désenchevêtrement, c’est donc le motif phénoménologique lui-même.
L’ÉCRITURE EN MIROIR Husserl commence par délimiter le problème, par en simplifier ou en purifier les données. Il procède à une double exclusion ou, si l’on veut, à une double réduction, selon une nécessité à laquelle il était fait droit dans les Recherches et qui ne sera jamais remise en question. D’une part, on met hors circuit la face sensible du langage, sa face sensible et non matérielle, ce que l’on pourrait appeler le «corps propre» animé (Leib) du langage. Puisque l’expression suppose selon Husserl une intention de vouloir-dire (Bedeutungsintention), la condition essentielle en est donc l’acte pur de l’intention animante et non le corps auquel, de façon mystérieuse, elle s’unit et donne vie. C’est cette unité énigmatique de l’intention informante et de la matière informée que Husserl s’autorise à dissocier au principe. C’est pourquoi, d’autre part, il diffère — à tout jamais, semble-t-il — le problème de l’unité des deux faces, le problème de l’union de l’âme et du corps. «Nous partons de la distinction bien connue entre la face sensible de l’expression, la face, si l’on peut dire, de son corps propre (leiblichen Seite), et sa face non-sensible, “spirituelle”. Nous n’avons pas à nous engager dans une discussion serrée de la première, ni davantage du mode selon lequel les deux faces s’unissent. Il va de soi que sous ce titre se désignent des problèmes phénoménologiques qui ne manquent pas d’importance.» Cette double précaution étant prise, les contours du problème apparaissent mieux: quels sont les traits distinctifs qui séparent essentiellement la couche expressive de la couche pré-expressive et comment soumettre à une analyse eidétique les effets de l’une sur l’autre? Cette question ne recevra sa pleine formulation qu’après un certain progrès de l’analyse: «...comment faut-il entendre 1’“exprimer” de 1’“exprimé”? Comment les vécus expressifs se rapportent-ils aux vécus non expressifs et comment ces derniers sont-ils affectés par l’intervention de l’expression? On va se trouver renvoyé à leur “intentionnalité”, à leur “sens immanent”, à la “matière” (Materie) et à la qualité (c’est-à-dire au caractère d’acte de la thèse), à la différence qui sépare d’une part ce sens et ces moments eidétiques résidant dans le pré-expressif, et d’autre part ce que veut dire le phénomène expressif lui-même avec les moments qui lui sont propres, etc. La littérature contemporaine montre de multiple manière à quel point les graves problèmes qu’on vient d’indiquer sont d’ordinaire sous-estimés dans leur sens plein et profond.» Ce problème était certes déjà posé, notamment au début de la sixième des Recherches logiques. Mais le chemin qui y conduit est ici différent; non seulement pour des raisons très générales (accès à une problématique expressément transcendantale, appel à la notion de noème, généralité reconnue de la structure noético-noématique), mais en particulier par la distinction, survenue dans l’intervalle, entre les concepts de Sinn et de Bedeutung. Non que Husserl accepte maintenant la distinction proposée par Frege et qu’il avait contestée dans les Recherches. Il trouve simplement commode de réserver le couple bedeuten-Bedeutung à l’ordre du vouloir-dire expressif, au discours proprement dit, et d’étendre le concept de sens (Sinn) à la totalité de la face noématique de l’expérience, qu’elle soit ou non expressive. Dès lors que l’extension du sens déborde absolument celle du vouloir-dire, le discours aura toujours à puiser son sens. Il ne pourra d’une certaine manière que répéter ou ... [ Pobierz całość w formacie PDF ] |